Rien ne semblait pouvoir troubler la quiétude du paisible et prospère village de Grand Wootton, dont la notoriété reposait essentiellement sur le savoir-faire de ses artisans.
Parmi ceux-ci, le plus estimé s’avérait être le Maître Queux, dont les spécialités culinaires étaient fort prisées par ses concitoyens et qui oeuvrait dans une grande Cuisine spécialement aménagée dans le plus beau et le plus ancien bâtiment local. On faisait d’ailleurs régulièrement appel à ses services à l’occasion de banquets ou de festins familiaux, lors desquels ses compétences et son talent se voyaient unanimement salués.
Entre toutes les festivités qui venaient ponctuellement égayer les habitants, il en était une attendue avec impatience. Il s’agissait d’une fête hivernale, d’une durée d’une semaine, clôturée le septième jour au coucher du soleil par le Festin des Bons Enfants – autrement nommé Fête des Vingt-Quatre.
Ce chiffre symbolique tenait au fait que tous les vingt-quatre ans, elle était destinée à vingt-quatre enfants, privilégiés dans la mesure où leur choix s’effectuait hasardeusement selon leur jour de naissance. Aussi, peu avaient la chance d’y être conviés.
Pour la circonstance, chaque Maître Queux confectionnait en quelque sorte son chef-d’œuvre, le Grand Gâteau, dont la qualité et l’originalité augmentaient considérablement le prestige de son auteur.
Or, un jour, rompant avec la tradition, le Maître Queux en place annonça son intention de prendre des vacances. Ceci fait, à la stupéfaction générale, il s’en fut vers une destination inconnue. Il réapparut au bout de plusieurs mois, manifestement métamorphosé : en effet cet homme, au demeurant affable mais discret, se mit à faire preuve d’une gaieté et d’une jovialité peu communes.
Plus intriguant encore, lui qui pendant des années avait volontairement omis de choisir un apprenti, était revenu accompagné d’un tout jeune garçon dont l’origine demeurait mystérieuse. Les rares amis qu’il parvint à se faire l’appelèrent Alf, tandis que la majorité le nomma dédaigneusement «l’Apprenti».
Trois années plus tard survint un nouvel évènement, tout aussi inattendu que le précédent. Le Maître Queux décida de reprendre la route, mais cette fois, pour toujours. Il confia à Alf seul la bonne marche de la Cuisine, ainsi qu’un message d’adieu à l’intention des villageois. Ceux-ci, outrés par tant de discourtoisie, refusèrent d’accepter Alf comme son successeur, et décidèrent de nommer à sa place un vieil homme du nom de Nokes, qui avait à certaines occasions secondé le Maître Queux. Très flatté par ce qu’il considérait comme une reconnaissance légitime, ce vieil homme sournois et orgueilleux apprit beaucoup au contact de l’apprenti, qui l’aida tout naturellement dans sa tâche. Mais en aucun cas, il n’aurait avoué lui être redevable. Sept années passèrent ainsi, jusqu’à ce que revienne la Fête des Vingt-Quatre.
Ce laps de temps n’avait pas suffi à faire de Nokes un pâtissier capable de relever le défi d’un Grand Gâteau original ou digne de figurer dans les mémoires. Sa piètre imagination ne lui inspirait qu’un dessert très sucré, glacé de bout en bout (ce en quoi il comptait sur son apprenti, particulièrement doué en la matière). Pour finir, il envisagea de donner au tout un aspect féerique en plaçant une figurine à l’effigie de la reine des fées au sommet du gâteau. Puis il se souvint que l’aspect extérieur ne suffirait pas et se mit en quête d’une vieille cassette noire laissée par son prédécesseur sur une étagère de la grande Cuisine. A l’intérieur, il ne découvrit que des épices inutilisables, puis mit la main sur une minuscule étoile argentée dont le temps avait terni l’éclat.
Faisant peu de cas des avertissements de Alf, qui lui apprit gravement qu’il s’agissait-là d’une étoile-fée en droite provenance du royaume de Faërie, il résolut de l’ajouter aux diverses babioles que contiendrait le Grand Gâteau.
A la satisfaction de Nokes, le gâteau produisit l’émerveillement escompté chez les enfants présents au jour de la fête des Vingt-Quatre. Avant son découpage, il leur apprit que vingt-quatre porte-bonheur y avaient été glissés, plus un exceptionnellement, à savoir une étoile-fée, aux dires de son apprenti, qui observait sombrement la scène à ses côtés. En apparence, celle-ci ne fut pas découverte, mais elle fut pourtant avalée par un jeune garçon à son insu.
Par une radieuse journée du mois de juin, le jour de son dixième anniversaire, d’étranges pensées liées à Faërie vinrent à l’esprit du garçon en question. Il se mit à chanter et ce faisant, l’étoile tomba de sa bouche. La prenant puis l’admirant, il la plaça sur son front. Elle y demeura, plus ou moins remarquée par les observateurs, et marqua sa vie toute entière. Tout semblait lui réussir, et il émanait de lui un rayonnement communicatif. Suivant les traces de son père, à l’âge adulte il devint un forgeron habile et réputé, fonda une famille, et commença à s’aventurer au loin pour des périples dont lui seul connaissait la nature.
Les voyages de Smith, car tel était son nom, devinrent de plus en plus fréquents. L’étoile qu’il portait au front lui servait en quelque sorte de laisser-passer au royaume de Faërie, où nul être humain, à part lui, n’aurait sans doute pu pénétrer.
Ses pas le menèrent d’abord vers des lieux sereins et enchanteurs, puis vers d’autres, inquiétants, dont il ne conservait que de vagues souvenirs, qu’il gardait en son cœur. Sa soif de découverte le ramenait inexorablement à ce pays dont les limites lui échappaient encore. Certaines visions l’emplirent d’épouvante, d’autres, lumineuses, telles celle de l’Arbre du Roi qu’il vit fugitivement, l’incitèrent à mener ses recherches plus avant. S’enhardissant de plus en plus il prit même de grands risques : un jour, il crut voir un lac au fond d’une profonde vallée et s’y aventura. Mal lui en prit, car en en effleurant la surface, il déclencha une violente bourrasque et ne dut son salut qu’à un jeune bouleau auquel il s’accrocha. Ce dernier, secoué fortement par le vent perdit toutes ses feuilles. Navré, Smith s’adressa à lui afin de savoir s’il pourrait s’amender, ce à quoi le bouleau lui répondit amèrement de partir, car il n’appartenait pas à cet univers. Le cœur lourd, Smith mit un certain temps avant de revenir en Faërie, mais ne put résister bien longtemps.
Un jour, il parvint après maints efforts jusqu’à un lieu qui lui était totalement inconnu : la Vallée du Perpétuel Matin où l’air était pur et l’herbe extraordinairement douce et verte. Des chants et des voix d’elfes lui parvinrent, émanant d’un cercle de jeunes filles qui dansaient gracieusement. L’une d’elle l’aborda en riant, puis après l’avoir nommé « Front Etoilé », le gronda aimablement sur l’audace qui l’avait amené en ce lieu sans la permission de la Reine. Elle l’invita à se joindre à elle dans une danse, puis piqua une fleur blanche dans ses cheveux avant de lui donner congé.
A son retour chez lui, qui se fit comme dans un rêve, ses enfants et son épouse Nell l’accueillirent avec étonnement, impressionnés par la lumière dont il semblait auréolé et plus encore par la fleur, qui conserva toute sa beauté et sa fraîcheur. Pour elle, il confectionna un coffret qui fut transmis de génération en génération et ses descendants purent ainsi continuer à l’admirer.
Les années passèrent. Alf, devenu Maître Queux avait choisi son propre apprenti, du nom de Harper, et une nouvelle Fête des Enfants était en préparation.
Par une journée d’automne, Smith, toujours errant sur les chemins de Faërie, répondit à une convocation. Il fut mené devant la Reine en personne, et à son immense surprise, réalisa qu’elle n’était autre que la jeune fille qu’il avait vue jadis dans la vallée. Sa beauté l’emplit de crainte et de honte, mais elle le rassura avec indulgence. Ils conversèrent un temps puis elle le chargea de transmettre un message au Roi, s’il venait à croiser son chemin. La teneur en était à la fois simple et mystérieuse : « Le temps est venu. Qu’il choisisse. » Sur une dernière bénédiction, elle disparut, et Smith garda de cette rencontre un sentiment de paix empreint de mélancolie, conscient qu’il ne la reverrait plus jamais.
Sur le chemin du retour, alors qu’il était plongé dans ses pensées, Smith fut rejoint par un inconnu. De grande taille, et le visage partiellement dissimulé par un capuchon, celui-ci s’adressa à lui en le nommant « Front Etoilé », ce que seuls les gens de Faërie avaient coutume de faire. Après l’avoir invité à cheminer ensemble jusqu’au village, l’inconnu obtint de Smith le message destiné au Roi qu’il disait savoir où trouver.
Parvenu non loin de Grand Wootton, Smith fut sidéré en découvrant le visage de son compagnon de route, à savoir Alf l’Apprenti, sur lequel le temps ne semblait avoir eu que peu de prise. Alf l’engagea à remettre l’étoile qu’il portait depuis si longtemps dans la boîte où son grand-père Rider, ancien Maître Queux, l’avait placée à son propre retour de Faërie, dans l’espoir qu’elle échoirait à son unique petit-fils. Il n’appartenait plus à Smith de la garder égoïstement pour lui seul, ce qu’il comprit, malgré sa réticence à y renoncer.
Il s’exécuta bien que profondément chagriné, mais, selon le vœu de la Reine, eut la possibilité de désigner l’enfant auquel l’étoile reviendrait lors de l’imminente Fête des Vingt-Quatre. Sa sagesse lui fit désigner l’arrière-petit-fils de Nokes, le jeune Tim de Townsend, auquel il était lui-même apparenté, et qui par chance n’avait rien de commun avec son aïeul - choix qu’approuva pleinement Alf, dont Smith finit par comprendre la réelle identité.
De retour chez lui, Smith fut accueilli par son fils Ned, auquel il conta la plupart de ses aventures en Faërie et ce faisant, résolut de prendre dorénavant soin de sa famille dont il s’était trop souvent tenu éloigné.
Par ailleurs, le vieux Nokes, parvenu à la veille de ses quatre-vingt dix ans, était devenu gras et indolent, toujours préoccupé par l’unique Grand Gâteau qu’il était convaincu d’avoir fait seul, et par le sort de l’étoile dont il n’avait jamais pu retrouver la trace. Alf lui rendit visite, et voyant le vieillard se perdre en conjectures sur le nom de l’enfant qui avait reçu l’étoile, finit par lui dire de qui il s’agissait. Lui montrant la cassette renfermant l’étoile qu’il y avait replacée, il subit à nouveau les grossiers sarcasmes du vieil homme. Alors, il se révéla à lui en tant que Roi de Faërie, dans toute sa majesté. Nokes, tremblant, le supplia de l’épargner, et Alf, lui souriant avec bienveillance, lui fit un don avant de le quitter. Il lui accorda de maigrir au point que la longévité du vieil homme s’en vit augmentée. Bien entendu celui-ci n’admit jamais qu’il se soit agi d’autre chose que d’un rêve ridicule.
Le jour de la Fête des Vingt-Quatre, Smith et son épouse étant présents, y apportèrent leur concours. Smith observa avec plaisir le petit Tim, jusqu’au moment où Alf lui offrit une part spéciale du gâteau et qu’il le vit à son tour changer, rire, chanter et danser joyeusement. Il sut alors que son jeune héritier avait reçu l’étoile et s’en réjouit fort. A l’issue de la fête, Alf fit ses adieux laissant derrière lui son apprenti, Harper, pour reprendre la succession au titre de nouveau Maître Queux. Hormis Tim, Smith et Harper, peu le regrettèrent et certes pas le vieux Nokes, qui trouva encore matière à pester sur cet apprenti trop rusé et « trop agile » qui ne lui manquerait pas.