Dans un pays hors du temps, vivait un petit homme très ordinaire du nom de Niggle. Pressentant qu’il lui faudrait bientôt partir pour un long voyage, il ne mettait cependant aucun enthousiasme à s’y préparer et en repoussait de son mieux l’échéance. D’un naturel discret, docile et serviable (bien que parfois sans conviction), il n’en apportait pas moins régulièrement son aide à ses voisins dès lors que ces derniers le sollicitaient.
Niggle dont la passion était la peinture avait plusieurs tableaux en cours. Sans grand talent, mais besogneux et perfectionniste, il s’attachait à peindre des arbres, et à souligner dans le plus menu détail la beauté de leurs feuilles, mais n’en retirait qu’une satisfaction très modérée – sa principale ambition étant de réaliser un arbre parfait dont chaque feuille serait à elle seule un chef d’œuvre. Jusqu’au jour où l’une de ses toiles, à peine amorcée, sembla vivre de sa propre initiative et quasiment lui échapper.
D’une simple feuille naquit un arbre dont les racines et les branches se développèrent, attirant ainsi nombre d’oiseaux qui vinrent y nicher. Puis un paysage se profila à son tour : une forêt, des montagnes enneigées dans le lointain, de sorte que le tableau grandit. Niggle devint totalement absorbé par sa composition et n’eut d’autre pensée que d’achever cette œuvre avant de partir pour le grand voyage auquel il ne pourrait se soustraire.
Au printemps, Niggle dont la fascination pour son tableau n’avait fait que croître, se vit bon gré mal gré envahir par plusieurs obligations qui ne l’enchantaient aucunement, et eut vent de critiques quant à la négligence que subissaient et sa maison, et son jardin. Les commentaires allèrent bon train, mais il ne s’en soucia pas outre mesure.
Puis vint l’automne, particulièrement pluvieux et venteux. Tandis que Niggle, juché sur une échelle, s’évertuait à apporter un nouveau détail d’importance à son tableau inachevé, il reçut la visite inopportune de son plus proche voisin : Parish. Cet homme aigre, estropié et peu reconnaissant des services rendus, ne s’intéressait nullement aux toiles réalisées par Niggle, qui le vit arriver sans joie aucune.
Parish fit sèchement part à Niggle du motif de sa visite : sa femme était à nouveau malade, des tuiles s’étaient envolées de son toit, l’eau s’était infiltrée insidieusement dans leur demeure, et, peu confiant dans la réponse de son entrepreneur, il souhaitait à titre de dépannage que Niggle lui prêtât un peu de bois et de toile pour pallier temporairement à ces inconvénients. Comprenant d’emblée que Parish avait à l’esprit d’utiliser son tableau pour réparer les dégâts, Niggle se montra très réticent.
Puis, à contrecœur et après avoir maladroitement tenté de se dérober aux exigences de ce voisin importun, Niggle finit par prendre sa bicyclette sous une pluie battante, afin d’aller quérir le médecin et d’avertir l’entrepreneur. Il y gagna un refroidissement, tomba malade sans que ses voisins ne se soucient de son état, puis au bout d’une semaine tenta de reprendre ses pinceaux afin de parachever le tableau dont il ne parvenait pas à se détacher.
Encore fiévreux et affaibli, il reçut la visite d’un Inspecteur des Maisons, qui vint troubler sa tranquillité. Compte tenu du matériel dont il disposait à domicile, il se vit, dans un premier temps reprocher de n’avoir pas suffisamment aidé son voisin, conformément à la loi établie dans son pays. Puis il fut littéralement contraint de quitter sa maison par un Conducteur, qui le pressa de le suivre, car l’heure du grand voyage avait sonné.
Dans un état second et simplement muni d’un petit sac contenant de quoi dessiner, Niggle prit le train qui lui était assigné. Parvenu à une gare à l’aspect peu engageant, il y descendit à l’appel d’un Porteur qui criait son nom et se retrouva sans le moindre bagage car il avait laissé son sac dans le train, qui repartit sans lui.
Désemparé et épuisé, il perdit connaissance et fut mené à l’Infirmerie de l’Asile, lieu austère et rigide aux allures de Purgatoire, et vraisemblablement réservé aux soins des voyageurs dépourvus d’effets personnels, voire indigents.